La preuve de travail résiste mieux à la censure que la preuve d’enjeu
La vision que se fait Eric Voskuil des cryptomonnaies est probablement l’une des visions les plus claires et les plus pertinentes de tout l’écosystème. Ayant identifié la proposition de valeur de Bitcoin, il cherche par ses courts textes à nous démontrer, par le biais de raisonnements logiques, quels sont les mécanismes qui permettent de satisfaire cette proposition de valeur.
Sur la preuve d’enjeu, Eric Voskuil a un avis tranché : contrairement à la preuve de travail, elle ne résiste pas convenablement à la censure. Dans un article intitulé « Proof of Stake Fallacy », ou « Sophisme de la preuve d’enjeu » en français, il explique (je traduis) :
La sécurité des confirmations requiert une autorité pour sélectionner les transactions. Bitcoin confie périodiquement cette autorité au mineur qui produit la plus grande preuve de travail. Toute forme de travail se ramène nécessairement à une consommation d’énergie. Il est essentiel qu’une telle preuve soit indépendante de l’historique de la chaîne. On peut parler de preuve « externe ».
L’unique autre source d’autorité sélective dépend par conséquent de l’historique de la chaîne, source qui peut être désignée comme « interne ». Il existe une théorie selon laquelle une telle preuve d’enjeu (PDE) constitue une alternative comparable à la preuve de travail (PDT) en matière de sécurité des confirmations. Il est vrai que la PDE et la PDT délèguent toutes les deux le contrôle sur la sélection des transactions à une personne en charge de la plus grande réserve d’un certain capital.
La différence se situe dans la déployabilité du capital. La PDT exclut le capital qui ne peut pas être converti en travail, tandis que la PDE exclut tout capital qui ne peut pas acquérir des unités de la monnaie. Cette différence a une conséquence importante sur la sécurité.
Dans le Principe des autres moyens, il est montré que la résistance à la censure dépend des personnes qui paient les mineurs pour vaincre le censeur. Vaincre la censure n’est pas possible dans un système de PDE, puisque le censeur a acquis la part majoritaire et ne peut pas être évincé. De ce fait, les systèmes de PDE ne sont pas résistants à la censure et la théorie est donc invalide.
Voyons en détail ce qu’Eric Voskuil veut dire dans cet extrait.
Qu’est-ce que la censure ?
La mot censure nous vient du verbe latin cēnseō signifiant « déclarer, juger », en particulier dans le cadre du cens de la Rome antique, le recensement quinquennal des citoyens romain et de leurs biens, ayant pour but de faciliter le recrutement militaire, la délimitation des droits, l’organisation des scrutins et le calcul de l’impôt. Le censeur était alors le magitrat en charge de gérer et d’évaluer toutes les informations relatives à ce dénombrement.
Cet aspect de jugement se retrouve par ailleurs dans le sens critique qu’on porte parfois au mot censure qui s’apparente alors à un blâme ou à un reproche, notamment en matière littéraire.
Au Moyen Âge, la censure se caractérisait par la relecture et la correction des ouvrages rédigés par les moines copistes pour s’assurer que tout était conforme à la foi et à l’orthodoxie religieuse. Néanmoins, l’apparition de l’imprimerie au XVème siècle a bouleversé les choses : le nombre de livres a explosé, et ce faisant, a retiré le contrôle que l’Église avait sur la publication des écrits, contrôle qui a été transféré à l’État.
La censure a par conséquent acquis son sens politique actuel, en désignant l’examen que le pouvoir gouvernemental fait préalablement des livres, journaux, pièces de théâtre, etc., pour en permettre ou prohiber la publication ou la représentation. Par la suite, le terme a fini par nommer toute atteinte à la liberté d’expression, quel que soit le support, que cette atteinte se fasse avant ou après la diffusion.
Avec le développement des médias de masse et surtout des grandes plateformes de publication sur Internet, le terme décrit désormais aussi tout choix d’édition qu’une entité privée prend vis-à-vis de ses clients ou de ses utilisateurs. Il ne s’agit pas d’une atteinte à la liberté d’expression au sens strict. Néanmoins, il arrive que la volonté de censure étatique se manifeste par la censure privée (on parle de censure indirecte) : un État peut sanctionner Youtube s’il constate que la plateforme héberge des vidéos ayant un contenu inapproprié, et par conséquent la plateforme va supprimer préventivement toutes les vidéos susceptibles de causer problème. C’est toute la perversité du pouvoir dans le monde actuel, où l’État n’intervient directement que très rarement et où les entreprises privées servent de mandataires (l’impôt indirect en est un exemple).
Cela nous amène au domaine financier où la censure privée est également présente. Les banques, en ayant la capacité d’intervenir, peuvent choisir d’empêcher le virement d’un client ou de suspendre son compte, si elles constatent un comportement « douteux » qui pourrait leur attirer des ennuis légaux. De cette manière, les banques françaises interdisent régulièrement à leurs clients d’envoyer des fonds vers les plateformes d’échange de cryptomonnaies. Puisque le domaine financier est soumis à des réglementations drastiques étouffant la concurrence, et que l’usage de l’argent liquide est restreint (ce qui impose la possession d’un compte bancaire pour bien vivre), cette censure financière est l’un problèmes majeurs de notre époque.
C’est l’un des problèmes que Bitcoin cherche à résoudre. En effet, l’une des caractéristiques primordiales de Bitcoin est sa résistance à la censure.
Preuve de travail et résistance à la censure
Par censure, Eric Voskuil entend une « confirmation subjective » des transactions, c’est-à-dire le fait pour un mineur ou un ensemble de mineurs de choisir les transactions sur une base qui n’est pas économiquement rationnelle. Si la censure de certaines transactions n’est pas appliquée par la majorité de la puissance de calcul, cela ne pose pas de problème parce que les mineurs concurrents finiront par valider cette transaction. Cependant, si un ensemble de mineurs détient une majorité de la puissance de calcul, il peut imposer la censure en invalidant tous les blocs qui incluent les transactions indésirables.
C’est pourquoi Bitcoin n’est pas impossible à censurer.
Toutefois ce dernier est difficile à censurer, ou pour mieux dire, résistant à la censure.
Cette résistance à la censure est à comprendre sur la durée, à long terme. Tel que Eric Voskuil l’explique dans son essai intitulé « Censorship Resistance Property » ou « Propriété de résistance à la censure », son modèle concerne en effet un Bitcoin arrivé à maturité, utilisé globalement, où la rémunération des mineurs provient essentiellement des frais de transactions et non plus de la création monétaire.
C’est ce mécanisme des frais de transaction couplé à la preuve de travail qui crée la possibilité de combattre la censure dans Bitcoin. Ainsi que l’écrit Voskuil :
Dans le cas d’une censure active, les frais peuvent augmenter sur les transactions ne réussissent pas à être confirmées. Ce supplément de frais crée un profit potentiel plus grand pour les mineurs qui confirment les transactions censurées. À un niveau suffisant, cette opportunité produit une concurrence supplémentaire et par conséquent un taux de hachage total croissant.
Si la puissance de hachage qui ne censure pas outrepasse celle du censeur, l’imposition de la censure échoue.
Puisque la preuve de travail est externe à la chaîne, il est toujours possible d’ajouter de la puissance de minage afin de vaincre le censeur : les mineurs les moins regardants et les plus avides de profit se procureront du matériel afin de miner les transactions censurées et récupérer les frais associés.
Ce mécanisme s’applique jusqu’à la résistance à la censure de l’État, chose qui est primordiale. En effet, un Bitcoin arrivé à maturité serait une menace directe contre la pérennité l’État en lui retirant le contrôle sur la masse monétaire et le transfert de capitaux. C’est pourquoi l’État aurait tout intérêt à miner lui-même, même dans le cas où il aurait rélégué Bitcoin au marché noir. De plus, comme le dit Eric Voskuil, « seul l’État peut perpétuellement subventionner ses opérations, puisqu’il peut lever l’impôt et profiter de la préservation de son propre régime monétaire. »
Même dans ce cas, il suffirait que le niveau des frais des transactions censurées atteigne le niveau des revenus de l’État, ce qui semble énorme, mais pas infaisable dans le cadre d’une réelle guerre économique entre l’autorité et la liberté.
La preuve de travail est donc résistante à la censure, dans le sens où il est toujours possible d’outrepasser le censeur.
Pourquoi la preuve d’enjeu n’est pas aussi résistante à la censure
Voyons maintenant pourquoi la preuve d’enjeu ne peut pas arriver à un tel résultat.
La preuve d’enjeu se base sur la possessions de jetons ou sur une autre donnée interne de la chaîne qui en dérive. Pour ajouter un bloc, un validateur doit donc prouver qu’il est investi dans le système. Cela permet de dissuader un comportement du validateur qui irait à l’encontre de l’utilité de la cryptomonnaie, car une mauvaise action (comme une attaque de double dépense par réorganisation de la chaîne par exemple) pourrait provoquer une chute du prix et donc une baisse de valeur de son capital.
Cependant, toute censure n’aurait pas un impact négatif sur le prix de la cryptomonnaie en question. En outre, comme on l’a dit, l’État aurait des intérêts bien plus grands en jeu et supporterait les pertes liées à une baisse du prix.
On peut arguer qu’il est très difficile pour un acteur ou un groupe d’acteurs de réunir plus de la moitié des unités de la cryptomonnaie en question.
Néanmoins, les validateurs sont des êtres humains influençables, et, bien qu’il puissent rester anonymes, il est raisonnable de penser que les plus gros acteurs seront désireux de respecter la loi. Par exemple, les grandes plateformes d’échange (Kraken, Coinbase), qui concentrent le plus grand nombre de jetons et qui redistribuent les intérêts à leurs clients, sont clairement identifiées, et se plient à toutes les réglementations (identification du client, lutte contre le blanchiment d’argent) pour continuer à exercer.
La situation est encore pire dans la preuve d’enjeu déléguée qui répartit la charge de la validation entre un petit nombre d’acteurs qui sont pas anonymes la plupart du temps. Un exemple de censure est le gel des fonds de la Fondation Tron sur la plateforme Steem en février 2020 : les validateurs (« témoins ») ont en effet appliqué un soft fork (22.2) rendant ces fonds invalides. Cette censure n’était pas imposée par une majorité des jetons et il a été possible pour la Fondation Tron et quelques plateformes d’échange de rétablir la situation le 2 mars 2020. Néanmoins, cette affaire nous éclaire très bien sur les mécanismes en jeu et nous prouve que la censure est un problème réel sur ces chaînes.
Il est donc assez facile pour l’État de faire en sorte qu’une censure soit imposée, notamment si les transactions censurées sont considérées comme hautement immorales par une majorité de la population, telles que les transactions provenant d’un cartel de la drogue très violent, d’une organisation terroriste, d’un réseau pédophile, etc.
Ainsi, la censure est réalisable sur les chaînes utilisant la preuve d’enjeu, tout comme elle l’est sur celles utilisant la preuve de travail. Cependant, si dans le cas de la preuve de travail, il est toujours possible de combattre la censure en réunissant une puissance de calcul supérieure au censeur, cette solution n’est en revanche pas toujours une option dans le cas de la preuve d’enjeu, qui est par nature interne. En effet, une fois que le censeur (qui peut être un ensemble d’acteurs) a réuni plus de 50 % des jetons, il est intouchable.
Dans cette situation, il reste toujours la solution du hard fork pour expulser sélectivement le censeur. Mais il s’agit généralement d’une mesure ayant des effets plus délétères que le statu quo : répartition de la valeur entre deux chaînes, nouvelle distribution n’étant pas forcément meilleure que l’ancienne, perte de confiance dans le protocole pour les validateurs, etc. Le hard fork n’est donc pas désirable, notamment dans le cas d’une cryptomonnaie arrivée à maturité.
C’est en cela que la preuve d’enjeu résiste moins bien à la censure que la preuve de travail.
Eric Voskuil est le développeur en chef de libbitcoin, un ensemble de bibliothèques permettant de construire des applications interagissant avec la chaîne de blocs de Bitcoin. Il participe aussi au développement du protocole et en possède une connaissance pointue. À côté de cela, il rédige de courts textes sur la crypto-économie, c’est-à-dire sur ce qui fait que Bitcoin et ses dérivés parviennent à exister malgré leur relation conflictuelle avec l’autorité.