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La droite, la gauche et Bitcoin

Bitcoin proviendrait de l’extrême-droite. C’est en tout cas la thèse exposée par Nastasia Hadjadji dans son livre No Crypto, paru le 26 mai 2023, et dans une entrevue accordée à Numerama à cette occasion. Elle rejoint en cela le chercheur américain David Golumbia qui postulait déjà en 2016 que Bitcoin s’inscrivait dans un mouvement de droite radicale.

Cette prise de position n’a pas manqué de faire réagir les bitcoineurs de tous bords. Certains se sont amusés de ce point de vue qui, il faut bien le dire, est caricatural. D’autres se sont empressés de démontrer la fausseté de cette affirmation, précisant que non, Bitcoin n’était pas borné à l’extrême-droite, voire qu’il n’avait rien à voir avec cette sensibilité politique.

Il s’agit évidemment d’une attaque sordide contre la réputation de la cryptomonnaie, par association avec une part du spectre politique largement conspuée par le grand public, ce qui en rhétorique s’appelle un empoisonnement du puits. Toutefois, l’idée de Nastasia Hadjadji porte en elle un peu de vérité, ce qui explique les réactions. En outre, elle a le mérite de remettre sur la table le sujet du clivage politique, et en particulier de celui qui existe au sein des personnes qui s’intéressent à Bitcoin, le sujet qui va nous intéresser dans cet article.

Que sont la droite et la gauche ?

Il existe une grande confusion en ce qui concerne les concepts politiques de droite et de gauche, et a fortiori d’extrême-droite et de d’extrême-gauche. Il arrive souvent qu’on les associe respectivement à la liberté et à l’égalité, ou plus précisément au libéralisme et au socialisme. On peut aussi leur attribuer des valeurs comme le rigorisme et la hiérarchie d’un côté et le laxisme et le désordre de l’autre. On peut également imaginer que l’extrême-droite doive nécessairement être fasciste et que l’extrême-gauche doive obligatoirement être communiste. Tous ces présupposés empêchent une compréhension claire de la chose, à tel point que beaucoup disent aujourd’hui que ces concepts n’ont aucun sens et les rejettent en bloc.

Cependant, il existe une méthode pour interpréter correctement ces concepts de droite et de gauche : c’est le modèle de l’historien Philippe Fabry donnant une définition universelle et intemporelle du clivage politique. Ce modèle (comme tous les modèles) est faux : les gens sont complexes, ils ne sont pas de droite ou de gauche de manière absolue, peuvent changer de camp, peuvent s’extraire momentanément du clivage par la réflexion, etc. Mais il a l’avantage de s’approcher suffisamment de l’observation pour nous être utile.

Ce qu’il faut comprendre c’est que le clivage entre la droite et la gauche n’est pas issu des idées des gens qui en font partie, mais de leur sensibilité politique. Le positionnement dans le spectre politique est lié à la sensibilité face à la lente évolution de l’ordre établi, c’est-à-dire au progrès. La droite est ainsi conservatrice, hostile au progrès. La gauche est progressiste, favorable au changement politique. L’extrême-droite est réactionnaire, ayant tendance à considérer que « c’était mieux avant » et qu’il faudrait revenir à un ordre établi antérieur. L’extrême-gauche est révolutionnaire, et prône l’instauration d’un modèle de société complètement nouveau. Les gauches et droites modérées sont par essence réformistes et adhèrent au système en place tandis que les extrêmes partagent une volonté de bouleversement.1

Les sensibilités politiques peuvent être dues à de multiples facteurs, dont notamment la personnalité individuelle, mais leur importance statistique dépend de la position économique et sociale des individus. Ceux qui sont satisfaits de l’ordre actuel ont tendance à vouloir le conserver et à se rapprocher de la droite, ceux qui sont insatisfaits ont tendance à vouloir le changer et à s’allier avec la gauche. Ceux qui ont été déclassés par une évolution politique, tels que les nobles français au XIXème siècle ou les bourgeois au XXème siècle, ont une affinité naturelle de l’extrême-droite. Les nouveaux exclus à l’inverse, comme les bourgeois du XVIIIème siècle ou les ouvriers du XIXème siècle, ont tendance à graviter autour de l’extrême-gauche.

De plus, les idées au sein de ce clivage ont tendance à évoluer au cours du temps, dans un mouvement sinistrogyre (« tournant à gauche ») qui remplace les anciennes idées par de nouvelles provenant de l’extrême-gauche. Ce mouvement est parfaitement identifiable dans le cas de France post-révolutionnaire. Par exemple, le républicanisme classique, plutôt libéral et soutenu par la bourgeoisie, était d’extrême-gauche du temps de la Restauration, a migré vers la gauche modérée au moment de la monarchie de Juillet, est devenu de droite durant la Troisième République, pour finir sa vie à l’extrême-droite après la Seconde Guerre mondiale, notamment au travers de la réaction poujadiste.

La partie intéressante du modèle de Fabry est qu’il scinde le clivage en trois sous-catégories : une part réformiste, une portion autoritaire et une partie dite anarchiste. La première se retrouve plus au centre tandis que les deux autres se retrouvent naturellement davantage aux extrêmes. Les extrêmes autoritaires considèrent que c’est une trop grande liberté qui nuit à leur idéal politique (le stalinisme et l’hitlérisme en sont l’incarnation) tandis que les extrêmes libertaires croient que c’est le manque de liberté qui les empêche à leur ordre politique d’émerger. La France du XXème siècle ainsi connu son lot de libertaires de gauche, comme Albert Camus, et d’anarchistes de droite, comme Louis-Ferdinand Céline. Un exemple plus ancien de réactionnaire anarchisant est celui d’Étienne de la Boétie qui, dans son Discours de la servitude volontaire écrit en 1549, se désolait de la centralisation du pouvoir entre les mains du roi au détriment de la noblesse féodale dont il faisait partie.

Centrisme, populisme et libertarianisme

De par leur attachement à l’ordre établi et par leur rejet des extrêmes, les progressistes et les conservateurs les plus modérés peuvent être amenés à s’allier dans un élitisme centriste. Ce phénomène de crispation s’accompagne alors d’un refus d’écouter (et de relayer) les idées provenant des extrêmes. C’est précisément la position politique de l’« extrême-centre » d’Emmanuel Macron, qu’il a même revendiquée en 2022.

En réaction, les extrêmes peuvent être amenés à s’allier dans un populisme bilatéral, malgré leurs positions divergentes sur certaines questions. En effet, l’absence d’influence politique créée par la crispation des élites centristes pousse les extrêmes à rejeter l’ordre établi et à vouloir « faire sans ». Récemment, le mouvement des Gilets Jaunes en 2018 et l’opposition au passe sanitaire en 2020 nous ont été des illustrations claires d’un tel populisme.

Ce type de mouvement populiste n’est pas nouveau et a existé par le passé. C’était par exemple le cas du boulangisme, un mouvement s’étant formé autour de la figure du général Boulanger à la fin des années 1880, qui recueillait à la fois le soutien de socialistes et de radicaux à gauche, et de bonapartistes et de royalistes à droite. On peut aussi citer l’exemple de William Jennings Bryan aux États-Unis, dont l’action explique en partie comment le parti démocrate a pu passer de droite à gauche au début du XXème siècle.

Le libertarianisme américain formé au début des années 1970 était lui-même une mouvement populiste jouant sur les deux tableaux. Il a en effet été fondé comme une doctrine rejetant l’ordre établi et réunissant le laissez-faire économique de l’ancienne droite (la droite qui s’opposait au New Deal de Franklin Roosevelt en son temps) et la liberté des mœurs défendue par la nouvelle gauche (une gauche se distinguant de l’ancienne gauche marxisante par son attachement aux causes sociétales). En somme, il faut comprendre le libertarianisme comme une tentative d’union des franges anarchistes de l’extrême-droite et de l’extrême-gauche étasuniennes.

Depuis, le mouvement s’est partiellement désagrégé du fait de la montée de la tension politique. À droite, le mouvement a par exemple permis l’émergence du Tea Party en 2008 et l’élection de Donald Trump en 2016. À gauche, la liberté des mœurs a été récupéré par les groupuscules intersectionnels (parfois dits « woke » même si le terme est vague) désirant utiliser la violence politique pour défendre ou venger les victimes de discriminations, comme par exemple le mouvement LGBTQI+ et Black Lives Matter.

Les sensibilités politiques des bitcoineurs

Venons-en maintenant à Bitcoin. Bitcoin est, par conception, une forme de monnaie qui s’inscrit en opposition à l’ordre établi. Il permet de posséder sa richesse de manière souveraine, sans censure ni inflation, de faire sécession et de rompre les liens avec le pouvoir politique en conquérant « un nouveau territoire de liberté ».

Il est normal d’y retrouver des personnes un tant soit peu hostiles à l’ordre établi, parce qu’elles le considèrent trop progressiste ou, à l’inverse, trop conservateur. Bitcoin est également d’inspiration anarchiste : les bitcoineurs ne prônent pas le recours à l’autorité pour arriver à leur modèle de société, mais au contraire l’utilisation de la liberté. C’est pourquoi Bitcoin est généralement soutenu par les franges libertaires de la population, qui sont nécessairement plus nombreuses aux extrêmes.

C’est aussi pourquoi il ne peut pas y avoir de réel bitcoineur convaincu au centre, l’invention de Satoshi Nakamoto impliquant nécessairement un désaccord avec la lente évolution de l’ordre établi. Les centristes français utilisent l’euro et se satisfont des décisions de Christine Lagarde.

Les mouvements qui ont mené à Bitcoin recoupent également les franges extrêmes de la société. On a vu que le libertarianisme impliquait des sensibilités d’extrême-gauche et d’extrême-droite. De même, ces sensibilités se retrouvent dans le crypto-anarchisme et l’école autrichienne d’économie, même si les proportions ne sont pas les mêmes.

On peut ainsi retrouver une sensibilité plus révolutionnaire chez les cypherpunks, notamment à cause de leur attachement aux nouvelles technologies, ce qui fait que beaucoup d’entre eux étaient également transhumanistes. De l’autre côté, on retrouve une sensibilité réactionnaire plus prononcée chez les partisans de l’école autrichienne d’économie, ce qui peut se constater par exemple par une certaine nostalgie de l’étalon-or classique. On peut même observer une certaine nostalgie de la monarchie chez Hoppe (qui n’est pas pour autant une adhésion, Hoppe reste entièrement libertarien), et en particulier de l’Empire austro-hongrois d’avant la Première Guerre mondiale, régime dans lequel l’école autrichienne s’est développé. Cela ne veut pas dire pour autant que ces deux mouvement doivent être catégorisés comme d’extrême-gauche ou d’extrême-droite : il existe des éléments réactionnaires chez les cypherpunks, comme la vigilance face à la dystopie héritée du cyberpunk, et des éléments révolutionnaires au sein l’école autrichienne d’économie, comme l’avis favorable à propos du bitcoin. Mais la tendance est là, et explique les tensions qui peuvent exister dans la communauté.

Le clivage parmi les bitcoineurs existe donc. À l’international, l’opposition se manifeste notamment sur des questions comme le changement climatique, la crise sanitaire de 2020, la consommation de viande, la pratique de la musculation ou la piété religieuse. On peut retrouver cette séparation au sein des personnalités de l’écosystème : à gauche, se trouvent par exemple l’éducateur Andreas Antonopoulos et le développeur Matt Corrallo ; à droite, l’économiste Saifedean Ammous et le maximaliste Aleksandar Svetski.

En France, le clivage existe également, même s’il est plus local et teinté d’idéal social marxiste. D’un côté, nous avons des bitcoineurs plutôt de droite attachés aux valeurs dites traditionnelles, qui déplorent les politiques monétaires des banques centrales qui financent les projets progressistes, qui s’opposent à la « grande réinitialisation » de Klaus Schwab et qui instaurerait notamment une monnaie numérique de banque centrale et qui ferait disparaître l’argent liquide. De l’autre, nous avons des bitcoineurs plutôt de gauche attachés au progrès, qui souhaitent numériser la monnaie, développer l’identité numérique et toutes sortes d’innovations dans le cyberespace, qui voient Bitcoin comme un « commun numérique sans frontière », une meilleure manière d’organiser la société et un outil inclusif permettant de lutter contre la censure des opprimés et des « pas comme il faut ».

Ce clivage se constate par les tentatives de communication qui ont pu être faites avec des personnalités politiques françaises. D’un côté, on a pu voir le collectif Sortie de Banque passer sur la chaîne de Florian Philippot en décembre 2022 pour montrer comment Bitcoin pouvait aider le mouvement souverainiste opposé aux projets de l’UE. On a également vu un Zemmour donner une opinion assez favorable des cryptomonnaies et visiter les locaux de Ledger en février 2022. De l’autre, on a pu voir l’historien et auteur Jacques Favier aller présenter Bitcoin devant des militants de la France Insoumise en 2018. Notons aussi les liens d’Alexis Roussel, créateur de Fastcoin et de Nym, avec le Parti Pirate.

Toutefois, cette tension est loin d’être catastrophique. Dans l’ensemble, les deux camps partagent leur détestation commune du contrôle de l’État sur la monnaie et leur volonté de vivre une vie libérée des manipulations réalisées sur la monnaie. C’est sur ce plan-là que l’accord est possible.

Tout comme chacun possède une personnalité, tout le monde a sa sensibilité politique et sa manière de voir l’évolution du monde. Chacun va mettre en valeur un aspect différent de Bitcoin de son côté : certains vont insister sur le côté international et faire la part belle aux pays du tiers monde injustement coupés du système financier mondial, d’autres vont parler de la censure financière qui sévit en Occident, d’autres encore de la création monétaire massive par les banques centrales. Et on ne saurait que profiter de cette richesse des points de vue.

Notes

  1. Le sens politique de droite et de gauche, lié notamment à la position dans l’Assemblée nationale en 1789, est probablement issu de son sens religieux, qui provient lui-même de la préférence manuelle des êtres humains. Comme chacun le sait, la population est très largement droitière, de sorte que la droite est généralement associée à l’habileté et à la probité, et la gauche à la maladresse et à la déviance, et c’est sur ces conceptions que la classification s’est bâtie. En politique, la droite est ainsi respectueuse de l’ordre établi, qu’il s’agisse de l’ordre actuel (droite modérée) ou d’un ordre antérieur parfois fantasmé (extrême-droite), tandis que la gauche souhaite le faire évoluer progressivement (gauche modérée) ou brusquement (extrême-gauche).

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